Entretien avec Macha Fogel

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Macha Fogel Akadem

Le chœur du temple d’Ortakeuy ouvrait la marche. C’étaient des adolescents choisis pour leur voix mélodieuse comme autrefois les jeunes lévites de l’orchestre du Temple de Jérusalem. Ils tenaient ouvert un livret de complaintes. Leur démarche était aussi lente que les mélopées qu’ils débitaient. Je ne sais qui a jamais pu concevoir des airs si tristes, si élégiaques, si poignants. Cela vous bouleversait. Suivaient les élèves de l’orphelinat. Les jeunes filles portaient des robes noires en batiste. Une foule considérable était venue rendre les derniers honneurs à la défunte. Elle occupait toute la largeur de la Grande Rue de Péra. La circulation des tramways s’en trouvait arrêtée. Le spectacle était courant avant le kémalisme. Les passants, qu’ils fussent grecs, turcs ou arméniens, s’arrêtaient comme pour se recueillir devant la Mort. C’était une époque où les défunts avaient encore droit au respect des vivants, rien n’était bâclé, on s’entretenait d’eux longtemps après leur trépas.
Quand le chœur eut épuisé les chants élégiaques, il y eut un moment de silence dramatique. Le cantor About fit quelques pas en avant et, ramassant tout son souffle – il n’était plus tout jeune – il se mit à ébranler l’air avec le verset qui termine l’Écclésiaste : « La conclusion de tout cela est qu’il faut craindre Dieu et observer ses commandements. Tout l’homme est là. » Sa voix puissante, émouvante, faisait frémir tous les cœurs, cela vous donnait envie de pleurer, malgré vous. Popes et oulémas qui, par hasard, se trouvaient sur le trajet du convoi funèbre s’arrêtaient, non moins bouleversés que nous, pour l’écouter. On ne pouvait trouver ni de mélopée ni de voix plus appropriées à la circonstance. Cinquante ans sont passés depuis et cette voix ressurgit du fond de ma mémoire à chaque cérémonie funèbre. Le rabbin About était le dernier chaînon d’une lignée de rabbins sobres, modestes et craignant Dieu dont on ne trouve plus la pareille.